Espace Jean Moulin - Résistant
Jean Moulin Résistant : 1940-1943
Comment Jean Moulin, certes plus jeune Préfet de France à la carrière brillante, mais tout de même relativement inconnu, a-t-il pu jouer un rôle aussi central durant les trois premières années de la Résistance ? Comment son destin a-t-il basculé ? Quelles actions a-t-il accomplies ? Comment et pourquoi est-il devenu un martyr de la République et un symbole national ? Pourquoi et comment sa mémoire a-t-elle été mythifiée ?
I - Les prémices d’un engagement : l’avant-guerre
Il est nécessaire de rappeler que Jean Moulin est issu d’un milieu profondément républicaine et de gauche. Jean Moulin a reçu cette culture politique et se l’est appropriée en travaillant avec des hommes politiques de gauche durant sa carrière préfectorale. Mais s’il est ambitieux en terme de carrière, il n’a pas le dessein d’embrasser une carrière politique, préférant dégager du temps pour se consacrer à la création artistique et à la vie mondaine. Rien n’augure donc d’un destin exceptionnel ni d’une célébrité posthume.
Deux événements politiques marquent Jean Moulin et lui font prendre conscience du danger fasciste qui menace la République française.
Premièrement, il assiste à la manifestation du 6 février 1934 menée par des associations d’anciens combattants et des ligues d’extrême-droite (Action Française, Solidarité française, Jeunesse patriote) devant la Chambre des députés à Paris. Il constate alors que le fascisme est à l’œuvre en France et que la République va devoir se défendre.
Secondement, en 1936, il organise avec Pierre Cot le ravitaillement en avions et en armes de la Seconde République espagnole en résistance contre le coup d’État militaire dirigé par le Général Franco le 17 juillet 1936. Puisque le gouvernement français, est officiellement neutre et non-interventionniste, l’action de Moulin et de Cot est officieuse, clandestine. Cette première action clandestine qui lui confère une certaine expérience qui sera réinvestie à partir de la fin de l’année 1940.
II - La soirée du 17 juin 1940 : le premier refus de Jean Moulin, ou la bascule dans une dynamique de résistance à l’ennemi nazi.
L’armée allemande est aux portes de Chartres le soir du 16 juin 1940. Moulin veut montrer aux Allemands que les habitants de Chartres sont restés dignes. Il les accueille en tenue de Préfet au matin du 17 juin 1940, jour où Pétain demande l'armistice. Le Préfet assure aux Allemands que la défaite militaire de la France sera acceptée à condition que l’armée allemande respecte la population française, les femmes et les enfants en particulier.
Le soir même, deux officiers allemands demandent à Jean Moulin de signer un protocole qui admet que les tirailleurs Sénégalais, qui se sont battus aux côtés de l’armée française durant les dernières semaines et qui ont été les derniers à se retirer, auraient massacré des enfants et violé des femmes parmi la population civile française. Signer cette accusation reviendrait à déshonorer l’armée française. Jean Moulin refuse, arguant que l’armée allemande n’a aucune preuve.
Il est d’abord frappé en représailles, puis transporté dans un entrepôt proche de la gare de la Taye où on lui montre des victimes. Mais Jean Moulin constate que l’état dégradé de ces corps est le résultat d’un bombardement et non pas de sévices. Alors les Allemands l’emmènent dans une autre salle, le jettent sur le cadavre démembré d’une femme. Ils l’enferment dans la pièce pendant un certain temps. Puis ils le ramènent à Chartres et réitèrent l'ordre de signer le protocole.
Cependant Jean Moulin ne cède pas : ces cadavres ne sont pas une preuve et il soupçonne les Allemands d’avoir fomenté cette accusation afin d’humilier l’armée française. Et effectivement il a été prouvé a posteriori que ces civils sont des victimes d’un bombardement perpétré par l’armée allemande. Frappé, torturé pendant des heures, Il perd connaissance à plusieurs reprises.
Le Général De Gaulle passe en revue les cadets de la France libre de Brynbach, juillet 1940, pays de Galle
Puis il est enfermé dans une cellule au sein de l’hôpital de Chartres avec un tirailleur sénégalais. Ayant déjà été très affaibli par la violence physique et la pression psychologique subies pendant plusieurs heures, il craint de ne plus pouvoir résister à la signature du protocole. Il décide donc de mettre fin à ses jours. Il trouve un éclat de verre au sol et se tranche la gorge avec. Malgré la quantité de sang perdu, il survit. Au petit matin, lorsque le gardien ouvre la porte de la cellule, il se met debout. A la vue de la blessure, les Allemands le libèrent et le font soigner. Les Allemands déclarent à la sœur Henriette que Jean Moulin aurait demandé à passer la nuit avec le tirailleur sénégalais.
Cette nuit violente empêche Moulin d’entendre l’appel du général De Gaulle, puisque le 18 juin il est en convalescence. Il est mis au courant quelques jours plus tard et déclare « il faut marcher avec De Gaulle ».
III - L'entrée de Jean Moulin dans la Résistance et sa rencontre décisive avec le général De Gaulle à Londres.
1 - Fin 1940 à début 1941 : les premiers contacts
Division de la France sous l'occupation jusqu'en novembre 1942
Le vœu que formule Moulin de marcher avec De Gaulle ne se réalise pas immédiatement, puisqu'il demeure Préfet jusqu'au 2 novembre 1940, date de sa mise en disponibilité à la demande de Pétain.
Jean Moulin a pour projet d'aller rencontrer le général De Gaulle à Londres. Mais avant tout il veut connaître l'état de la Résistance naissante afin d'être crédible. Il va à Paris où il rencontre d'anciens collègues de travail dont Pierre Meunier. Il leur donne rendez-vous au café Colibri place de la Madeleine. Il demande à Pierre Meunier de faire le recensement de ceux qui veulent se battre en zone occupée. Puis il part en zone libre afin de faire le même état des lieux.
Il franchit clandestinement la zone de démarcation le 1er septembre 1940 et rejoint sa famille. Le 12 décembre, la police adresse aux commissaires spéciaux des frontières l'interdiction à Jean Moulin de quitter le territoire national. Il prend contact avec les réseaux d'Henri Frenay, de François de Menton ainsi qu'avec des membres du mouvement Libération dirigé par Emmanuel d'Astier de la Vigerie. Il contribue aussi à la propagande anti-allemande en distribuant des tracts et des journaux.
Henri Frenay et François de Menthon
Emmanuel d'Astier de la Vigerie
Lettre du Général de Gaulle adressée au général François d'Astier le 27 mai 1942 pour l'inviter à rejoindre la lutte
Au début de l'année 1941, il est convoqué en tant que témoin pour assister au procès de Léon Blum, Pierre Cot, Édouard Daladier et Maurice Gamelin à Riom. Par stratégie, il minimise le rôle que Cot et lui-même ont joué dans le soutien logistique apporté aux Républicains espagnols en 1936. Il défend Pierre Cot qui est en exil aux États-Unis.
Henri Manhès
Ensuite, en avril 1941, il remonte à Paris. Il obtient un Ausweis [laissez-passer] pour aller en zone libre légalement. Il établit son quartier général au restaurant La Providence situé rue de Provence (à Paris) où il rencontre ses amis Meunier, Gaston Cusin et Henri Manhès.
Le recensement progresse lentement dans les deux zones. En 1940 et 1941, les Français n'ont pas vraiment conscience de l'action du général De Gaulle, à quelques rares exceptions. C'est la résignation et l'instinct de survie qui prévalent. Jean Moulin repart ensuite en zone Sud avec comme objectif de gagner Londres. Il passe par Montpellier pour voir sa mère et sa sœur et y rédige Premier Combat, journal de bord qui retrace les événements de mai et juin 1940. Ce journal sera publié par sa sœur Laure Moulin aux Éditions de Minuit en 1947. Sa plus célèbre photographie a été prise pendant cette période devant les Arceaux.
2 - La rencontre entre Moulin et le général De Gaulle à Carlton Gardens
Pour aller à Londres sans se faire repérer, Moulin utilise une fausse identité. Il possède de faux papiers obtenus à Chartres avant sa révocation grâce à son ami Manhès. Sa nouvelle identité : Jean Joseph Mercier, professeur à l'université de Columbia, domicilié à la Cinquième avenue à New York ; il est officiellement attendu à son poste à l'institut international de New York. Jean Joseph Mercier obtient un visa américain et des visas espagnols et portugais. Moulin met en place une stratégie avec sa sœur Laure et leur cousine qui habite en zone occupée pour faire croire qu'il est à Paris. Leur cousine postera régulièrement des cartes postales écrites par Moulin afin de faire croire qu'il est en zone occupée.
Passeport Jean Joseph Mercier
Moulin se rend ensuite à Marseille où il rencontre par hasard François de Menthon, coordinateur d'un mouvement démocrate-chrétien. Ce mouvement possède un journal clandestin, Liberté. Ils partagent leurs projets : Moulin lui annonce son voyage à Londres et Menthon lui explique qu'il vient de s'associer avec les dirigeants des groupes groupes Libération nationale et Libération – dirigé par Henri de Fresnay que Moulin a déjà rencontré.
Avec ces informations précieuses à l'esprit, il quitte la Marseille le 9 septembre et arrive à Lisbonne le 12. Il se rend à l'ambassade du Royaume-Uni et se présente sous son vrai nom, demandant à passer en Angleterre. Les Anglais refusent car ils veulent qu'il intègre le SOE, le Service d'Opérations Extérieures britannique, plutôt que les Forces Françaises Libres. En attendant un changement de décision, il rédige un rapport de neuf pages sur l'état des forces résistantes en France à partir des informations récoltées ces derniers mois. Il adresse le document à la fois aux autorités britanniques et au général De Gaulle.
Ce rapport lui permet d'obtenir un passage pour l'Angleterre en hydravion le 19 octobre. Il arrive à Londres le 20. Il rencontre d'abord le général Passy le 24 octobre ; il lui remet son rapport. Passy, curieux, lui pose des questions sur l'état de la Résistance et lui révèle qu'il est très difficile d'avoir des informations sur la situation et l'état d'esprit des Français dans la mesure où les Anglais ne s'intéressent qu'aux opérations militaires. Moulin rencontre le général De Gaulle le 25 octobre à Carlton Gardens. D'après un témoignage de Laure Moulin, l'entretien dure presque 2 heures autour d'un déjeuner. Il n'y a pas de témoins ni de traces de cette rencontre, mais la suite des événements laisse supposer que les deux hommes se sont entendus malgré leurs divergences politiques et leurs éventuelles réserves. L'intérêt de la France et leur commun amour pour leur patrie priment alors. Le lendemain, Jean Moulin déclare à un ami ainsi qu'au major Buckmaster - chef de la section des SOE - qu'il va s'engager dans les Forces Françaises Libres et donc pas dans les SOE. De son côté, le général voit en Jean Moulin un mandataire de la Résistance. Ils se revoient pour préciser le rôle de Moulin. Le 21 décembre, le général écrit « Je désigne M. Jean Moulin, Préfet, comme mon représentant et comme délégué du Comité national, pour la zone non directement occupée de la métropole. M. Moulin a pour mission de réaliser dans cette zone l'unité de tous les éléments qui résistent à l'ennemi et à ses collaborateurs. M. Moulin me rendra compte directement de l'exécution de sa mission. » De Gaulle adresse aussi un message de soutien aux résistants, source d'espoir et de motivation. Jean Moulin apprend à sauter en parachute à Ringway ainsi qu'à coder et à décoder les télégrammes. Il adopte un nouveau pseudo : Rex.
IV- Janvier 1942 à février 1943 : la première mission de Rex, coordonner les mouvements en zone sud.
1 - Rex le diplomate
Jean Moulin est parachuté dans le sud de la France dans la nuit du 1er au 2 janvier 1942 accompagné de Raymond Fassin et de Joseph Monjaret, opérateur radio. Ils transportent une radio mais la lampe en verre se casse à l'atterrissage. Comme elle est de marque américaine, elle ne peut pas être remplacée par une lampe de marque française. Elle est finalement réparée de manière artisanale et la radio est utilisée pour la première fois début mars pour reprendre contact avec Londres.
Parachutistes
Vedette RAF, 15 mars 1941
Entre temps Rex se rend à Megève puis à Lyon où il donne rendez-vous à Emmanuel d'Astier de la Vigerie, chef de Libération ; mais ce dernier, indisponible, est remplacé par Raymond Aubrac. Raymond Aubrac, dans un témoignage, raconte que Moulin a caché l'ordre de mission du Général De Gaulle en le découpant en bandelettes dissimulées dans le double fond d'une boîte d'allumettes. L'ordre de mission stipule que M. M. a pour mission premièrement d'organiser la coordination et l'unité des mouvements de résistance de la zone sud et deuxièmement d'organiser le regroupement des organisations paramilitaires.
Pour Henri Frenay et Emmanuel d'Astier de la Vigerie, reconnaître l'autorité de De Gaulle comme chef de la Résistance est une décision douloureuse car ils ont jusqu'à présent créé de manière autonome leurs réseaux sans aucune aide extérieure et ils prennent des initiatives et des risques de leur propre chef. Mais les mouvements de résistance ont besoin d'argent et De Gaulle a besoin de gagner en crédit et en légitimité auprès des autorités britanniques et états-uniennes. Moulin, bon diplomate, leur montre qu'ils ont tout intérêt à faire cette alliance. A force de négociations et de pourparlers, Jean Moulin obtient l'allégeance des chefs locaux à l'autorité du général De Gaulle. Le deuxième accord qu'il obtient porte sur le cloisonnement entre les différents réseaux pour éviter, en cas d'opération policière, que tous les réseaux ne soient démasqués. Le troisième accord entérine la séparation entre les activités paramilitaires et les activités de propagande politique. Jean Moulin créée par ailleurs un organe de presse clandestine qu'il confie à Georges Bidault. Moulin voyage beaucoup, prend des risques et obtient la signature de tous les mouvements de résistance du sud : Liberté, Mouvement de Libération Nationale et Libération Sud. Il obtient aussi la signature des partis politiques les plus représentatifs de la IIIe République. La mission de Rex est donc réussie.
Le 23 mai 1942, Jean Moulin est convoqué à Vichy. Pierre Laval lui propose un poste de préfet en affirmant que son renvoi en novembre 1940 était une erreur. Moulin refuse, d'autant plus qu'il a bon espoir : la population commence à manifester son mécontentement dans les capitales régionales du sud les 1er mai et 14 juillet. La manifestation du 1er mai à Lyon, co-organisée par les syndicats et les mouvements de résistance, a compté environ 1000 personnes et des slogans anti-Laval ont été scandés.
Georges Bidault
Propagande anti Vichy
Aquarelles réalisées par Pierre Marié en 1941.
2 - L'artiste a bon dos
Afin de masquer ses activités clandestines, Moulin a deux couvertures professionnelles. L'importance pour les résistants d'avoir une couverture professionnelle et notamment commerciale est d'ailleurs mentionnée dans le premier rapport que Moulin a rendu à De Gaulle en novembre 1941. Jean Moulin adopte une première couverture de maraîcher dans sa maison de vacances familiale située à Saint-Andiol dans les Bouches du Rhône. Mais cette activité s'avère peu crédible étant donné qu'il n'y a pas de récoltes.
Jean Moulin et Colette Pons à Megève
Il décide donc d'ouvrir une galerie de peinture en accord avec sa passion et ses réseaux. A Megève durant l'hiver 1942, il fait la connaissance de Colette Pons qui habite à Nice et veut s'engager dans la résistance. Moulin la convainc de l'aider. Il l'engage donc comme galeriste. Elle trouve un local à sa convenance situé au 22 rue de France à Nice. Le bail est signé en octobre 1942 et Moulin fait une demande officielle à la préfecture des Alpes-Maritimes pour ouvrir la galerie. Il fait venir Colette Pons à Paris afin d'acheter des tableaux. La galerie héberge des œuvres de peintres modernes (Bonnard, De Chirico, Matisse...) dont les œuvres de Jean Moulin alias Romanin. La galerie est inaugurée le 9 février 1943, en compagnie des notables locaux et collaborateurs. Cette couverture est donc un succès. Les autorités vichyssoises perçoivent les artistes comme des êtres marginaux et apolitiques. La galerie sera fermée en juin 1943 suite à l'arrestation de Moulin.
3 - Mission accomplie : De Gaulle étend les pouvoirs de Jean Moulin et le nomme compagnon de la Libération
En juillet 1942, Rex est à Paris. Ses amis lui ont préparé des planques avec des doubles sorties. Il poursuit son travail de coordination et de fourniture d'armes et d'argent.
Le 1er août 1942, il rencontre Daniel Cordier à Lyon. Il lui propose de devenir son secrétaire général. Cordier accepte. Le soir ils dînent ensemble puis rejoignent Georges Bidault dans un bistrot.
Le 11 novembre 1942, les Allemands envahissent la zone libre suite au débarquement par les Alliés en Afrique du nord. Officiellement le sud devient une zone d'opérations. Mais cela accroît le danger d'arrestation. La couverture professionnelle s'avère d'autant plus vitale. Les services allemands opèrent directement et interviennent dans les tribunaux et les prisons françaises.
Le 27 novembre se tient la première réunion du comité de coordination des mouvements de résistance. A cette occasion il rencontre le Commandant Manuel, chef de service renseignements des services secrets de la France combattante.
Combat FFL 1943
Milieu: maquis de la Haute-Loire | Droite: photographie de Résistants
Le 13 février 1943, après plusieurs mois d'attente et une première opération ratée, Moulin revient à Londres par les airs à bord d'un Lysander avec à ses côtés le général Delestraint, commandant en chef de l'Armée Secrète.
Westland Lysander 1940
Croix Ordre de la Libération
Général Delestraint
Le général De Gaulle confère à Moulin la croix de la Libération pour honorer le travail qu'il vient d'accomplir. Il est désormais compagnon de la Libération ; cette distinction est créée comme une alternative à la Légion d'honneur dont Vichy a pour l'heure le monopole.
Moulin informe le général de la situation des mouvements en zone Sud et lui propose son projet de création du Conseil de la Résistance qui est rapidement renommé Conseil National de la Résistance. Ce projet politique qui vise à préparer l'après-guerre plaît à De Gaulle. Delestraint et Moulin ont aussi le projet de développer une armée secrète en vue du débarquement des Alliés. De son côté, De Gaulle est menacé par les Américains qui ont placé le général Giraud à la tête des colonies françaises en guerre contre l'Axe. Il a donc plus que jamais besoin du soutien de la part des mouvements intérieurs. De Gaulle est d'accord avec les propositions de Moulin et de Delestraint. Delestraint est nommé chef de l'Armée Secrète et doit gérer les maquis naissants. Moulin est aussi désormais le chef national de la Résistance puisqu'il doit aussi coordonner la zone Nord. Il revient en France le 20 mars 1943, il s'appelle désormais Max.
V- La création réussie du CNR en dépit des conflits internes
L'absence de Jean Moulin a creusé les conflits internes. La branche militaire des communistes est en conflit avec l'armée secrète. Frenay, influencé par Guillain de Bénouville, se défie de Jean Moulin. Les deux hommes sont en contact avec les américains ; ils se rendent à l'ambassade américaine en Suisse. Les Américains leur proposent des financements conséquents. Cela engendre une crise avec les autres résistants et avec l'Angleterre. Moulin leur demande alors de recevoir des sommes au moins aussi importantes pour compenser.
Moulin parvient tout de même à convaincre les chefs des mouvements de résistance d’accepter le principe du CNR. Le plus difficile à convaincre est Pierre Brossolette, journaliste de profession, unificateur des réseaux de la zone nord. Lors d’une entrevue en février 1943, ils se disputent. Brossolette et d’autres ne sont pas d’accord pour inclure les partis de la IIIe République qu’ils jugent responsables de la défaite de la France. Brossolette n’est pas non plus d’accord pour que Moulin ait autorité sur la zone nord. De plus aucun parti ne prend part à la Résistance, à l’exception du parti communiste et du parti socialiste. Moulin parvient à leur faire accepter la présence des partis en leur montrant que la renommée internationale des partis et la caution démocratique qu’ils apportent serviront leur cause.
En mars, Henri Manhès est arrêté par les renseignements généraux et livré à la Gestapo. Le danger s’accroît. Mais Moulin a promis à De Gaulle d’accomplir ses missions, quelque soit le risque à prendre. En avril 1943 il se rend à Paris sous le nom de Jacques Martel, peintre décorateur.
La réunion de fondation du Conseil National de la Résistance n'a pas encore eu lieu mais Moulin anticipe en télégraphiant le 8 mai que le CNR est déjà créé et que tous les mouvements du territoire renouvellent leur soutien à De Gaulle, s'appuyant sur des documents de travail. Il fait cela dans l'intention de donner du crédit à De Gaulle face à Giraud, aux Américains et aux Anglais. Moulin aurait souhaité que ce message demeure confidentiel mais Jacques Soustelle le diffuse dans un communiqué de presse ; la BBC relaie le message, puis le Times et le New York Times. Ce message performatif a un effet immédiat : le général Giraud accepte de rencontrer de Gaulle ; ce dernier débarque à Alger le 30 mai. Cependant la diffusion du message accroît le danger pour les futurs membres du CNR.
Le choix des délégations et des représentants retenus est arrêté à la mi-mai. Cette liste n’est pas facile à établir, entre ceux qui ne veulent pas être représentants, ceux qui ne sont pas à la hauteur de la tâche, ceux qui ont voté les pleins pouvoirs à Pétain, ceux qui sont emprisonnés ou en exil et ceux qui sont introuvables car vivant dans la clandestinité.
La réunion est programmée le 27 mai 1943 dans l’appartement de René Corbin situé au premier étage du 48 rue du Four. Le 27 mai, Jean Moulin arrive le premier puis Georges Bidault le deuxième. Pierre Meunier, Robert Chambeiron et Daniel Cordier sont chargés d’aller chercher les membres à qui on a donné des points de rendez-vous à différentes stations de métro dans un périmètre suffisamment large pour ne pas attirer l’attention. Ils sont amenés par petits groupes à l’appartement. Un guetteur est chargé d’appeler depuis une cabine publique en cas de danger. Les trois guides vont pendant la réunion de deux heures surveiller les rues. Il y a en tout quinze délégués. Claude Bourdet représente Combat, Antoine Avinin Franc-Tireur, Pascal Copeau Libération Sud, Jacques Lecompte-Boinet Ceux de la Résistance, Roger Coquoin Ceux de la Libération, Jacques-Henri Simon l’OCM, Pierre Villon le Front national, Charles Laurent Libération Nord, Louis Saillant la CGT, Joseph Laniel l’Alliance démocratique, Jacques Debû-Bridel la Fédération républicaine et Georges Bidault les Démocrates chrétiens. Le contact entre résistants et membres de partis est peu amical. Moulin préside la réunion. Mais tous acceptent l’unité nationale derrière le général De Gaulle. Ce conseil est considéré comme la première représentation nationale depuis juillet 1940. Moulin lit l’ordre du jour, rappelle les objectifs de la France combattante. Il met en garde les représentants des partis : leur présence au CNR ne compense pas leur absence dans les mouvements de résistance. Puis il lit le texte que de Gaulle a fait parvenir. Le général charge le Conseil de « recueillir toutes les données et susciter tous les travaux qui pourront éclairer la nation et guider ses dirigeants dans le choix de la route qui mènera vers son avenir. » Le CNR aura un rôle consultatif et sera subordonné au Comité national français. Le but final est de restaurer les libertés républicaines et d'instaurer une IVème République différente de la IIIe. Moulin demande à ce que le Conseil puisse constituer un gouvernement provisoire. La motion est approuvée après des débats. Les membres de la réunion demandent à ce que le régime de Vichy soit répudié et les lois votées sous celui-ci annulées. D’autres questions sont abordées : l’organisation régionale de la résistance, l’implication des populations. Mais Moulin écourte la réunion par précaution. Il la reporte au 14 juillet. Jacques-Henri Simon conteste le rôle de chef qu’a acquis Moulin. La réunion est dissoute. Moulin confie les documents à son secrétaire Daniel Cordier. Il passent une soirée de répit : visite d'une galerie d'art, initiation de Cordier à l'art moderne.
Ensuite Jean Moulin part pour Lyon afin de s'occuper de l'Armée Secrète. Le 4 juin il rédige son rapport concernant la réunion du CNR. Il est factuel sauf en conclusion : il exprime sa colère par rapport à la diffusion du télégramme du 8 mai. Ce ton inhabituel est à la hauteur du risque que les participants ont pris. De plus la BBC n'a pas communiqué de message pour informer de la tenue effective de la réunion. En effet, l'Angleterre souhaite évincer le CNR des opérations extérieures de libération.
VI- Une consultation médicale à haut risque : l'arrestation et la mort tragique de Moulin
La maison du docteur Dugoujon à Caluire
Moulin sait que le débarquement allié n'est pas pour demain et que le danger est plus présent que jamais. Il sait que le gouvernement de Vichy et la Gestapo sont au courant de ses activités et qu'ils le recherchent. Le 14 juin, le Général Delestraint est arrêté à Paris. La guerre éclate au sein des mouvements de résistance pour sa succession à la tête de l'Armée Secrète.
Moulin a 40 ans le 20 juin. Le 21, une réunion est programmée pour discuter avec les responsables militaires de la zone Sud de l'intermittence à la tête de l'Armée Secrète en attendant que de Gaulle envoie un officier supérieur. Claude Seurreulles, ancien officier d'ordonnance du général de Gaulle, vient d'arriver de Londres et participera à la réunion. Elle est prévue à Caluire dans la maison du docteur Dugoujon. Moulin a pris ses précautions : il a une ordonnance médicale pour des rhumatismes. Il doit attendre un collègue qui a du retard. Finalement ils sont trois à se présenter avec quarante-cinq minutes de retard : Moulin, le colonel Schwartzfeld membre du groupe France d'abord et Raymond Aubrac. Il est convenu qu'ils se présenteront en disant qu'ils viennent rencontrer monsieur Lassagne. La domestique ne les reconnaît pas ; les prenant pour des patients, elle les installe en salle d'attente. Quinze minutes plus tard, le docteur Dugoujon sort de son cabinet. Les trois « patients » s'apprêtent à lui faire signe lorsque un bruit précède l'entrée d'une dizaine de policiers allemands. Ils déclarent « vous avez une réunion chez vous ». Certains d'entre eux montent à l'étage. On entend des éclats de voix, des bruits de meubles, des cris. La réunion avait donc débuté. Moulin montre son ordonnance médicale. Il est tout de même menotté et emmené avec Schwartzfeld, Aubrac et et le docteur Dugoujon. Les membres de la réunion sont arrêtés séparément.
Tous sont transportés à Lyon dans l'ancienne école de santé militaire rue Berthelot. C'est le siège de la Section 4 des SS dirigé par Klaus Barbie, SS-Oberstumfürer. Le second groupe est constitué d'André Lassagne, Henri Aubry, du colonel Lacaze, de Bruno Larat et de René Hardy. Opposé à Jean Moulin et mis sous pression par Klaus Barbie, René Hardy a peut-être communiqué le lieu et la date de la réunion. Il est menotté avec du simple fil et les Allemands le laissent s'échapper devant la maison. Il sera acquitté par un tribunal militaire en 1949.
Mais les Allemands ne savent pas qui est Jean Moulin parmi les deux groupes de suspects. Les interrogatoires commencent. Ils portent d'abord sur l'identité de chacun. Moulin se présente avec la carte d'identité de Jacques Martel, décorateur, domicilié au 17 rue Renan à Lyon. Klaus Barbie croit à sa déclaration. Il est transféré comme les autres à la prison de Montluc le soir même. L'interrogatoire des hommes présents à l'étage de la maison est dès le début rude car les Allemands les identifient comme des Résistants sans aucune hésitation. Ils sont battus. Les Allemands pensent que Max est parmi eux. S'ils connaissent son rôle, ils ne savent rien de lui.
Prison de Montluc
Henry Aubry est frappé pendant quarante-huit heures et exposé à trois simulacres d'exécutions. Le 23 juin, il cède et identifie Max.
Le calvaire de Jean Moulin commence. Il est atrocement torturé et transféré à la Gestapo de Paris le 28 juin. Certains de ses camarades l'aperçoivent dans les couloirs : il est défiguré, il est soutenu par les soldats allemands pour pouvoir marcher et se trouve au bord du coma. La police française participe aux « interrogatoires ». Face à son silence, différents services se relayent. A force d’être frappé il a sans doute des lésions cérébrales. Le fait qu’il soit aussi atteint physiquement étonne dans la mesure où il détient des informations cruciales. Certains résistants tentent de mener une opération pour le sauver mais le projet est avorté. Claude Serreules le déplorera dans un rapport adressé à Londres. Laure Moulin se rend à Paris mais n'ose pas aller voir les allemands au cas où son frère n'ait pas été identifié. Personne ne sait dans quel état est Jean Moulin et ne sait plus où il se trouve. Les résistants commencent à le laisser pour mort. De Gaulle, lorsqu’il apprend sa disparition, répond que le travail doit continuer.
Le lieu exact de sa mort n’est pas certain. Des documents allemands attestent qu'il est mort à la gare centrale de Metz le 8 juillet 1943 d'un arrêt cardiaque. Un médecin SS signe un certificat de décès le 25 juillet avec la mention « inhumé à Paris ». Une seconde déclaration est faite par un membre de la Gestapo le 2 février 1944. L'accès à son dossier est réservé à l'officier d'état civil. Mais certains résistants affirment avoir vu Moulin après le 8 juillet ; des témoins allemands déclarent qu'il est mort à Francfort. En 1981, Henri Tribout de Morembert émet l’hypothèse selon laquelle Moulin est mort à Neuilly et que la Gestapo a inventé l’histoire du décès dans le train pour éviter les représailles des services secrets allemands qui avaient besoin que Moulin reste en vie pour lui tirer des informations. La famille est avertie du décès le 19 octobre 1943. Laure Moulin se rend à la Gestapo où on lui explique que Moulin était malade et qu'il est décédé pendant son transfert dans un lieu de détention : une villa adossée à une clinique. Ils disent que son corps a été incinéré, ce qui est vérifié en 1946 ; ses cendres sont transférées au Colombarium du Père Lachaise. Un cénotaphe existe aussi à Montpellier. Quelques traces de Jean Moulin demeurent : la cellule 130 à la prison de Montluc ; une plaque mortuaire gravée du message « inconnu incinéré le 9 juillet 1943. Présumé Jean Moulin ». Sa croix de la Libération et sa veste de Préfet tâchée de son sang ont également été retrouvées.
VII- Jean Moulin, « le visage de la France » ?
André Malraux
Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, Jean Moulin n'est pas particulièrement célébré, d'autant plus que son autorité était contestée par certains meneurs des mouvements de résistance. Sa postérité est construite progressivement, tout d'abord avec la publication par Laure Moulin de Premier Combat en 1947 aux éditions de Minuit. Charles De Gaulle rend hommage à Moulin dans une note en 1946 puis dans ses Mémoires de guerre. Le passage du temps permet aussi aux résistants de prendre de la distance et d’apprécier l’importance du travail accompli par Jean Moulin. Les conflits d’ego s’apaisent progressivement.
Les historiens étudient les réseaux de Résistance et mettent à jour le rôle de Jean Moulin. Ce travail est difficile dans la mesure où la clandestinité impliquait de ne pas laisser de traces. Les témoignages sont donc précieux et notamment celui de Daniel Cordier. De manière générale, on perçoit l'importance des relations de travail et surtout d'amitié tissées avant la guerre : elles constituent un réseau solide qui, au-delà de ses vertus morales, s'avère vital pour mener le combat clandestin et libérer la France. La Résistance est donc une aventure collective dont Jean Moulin aura été un chef d'orchestre efficace et fidèle au point de se sacrifier.
Le 19 décembre 1964, le général De Gaulle, Président de la jeune Vème République, orchestre une cérémonie républicaine de commémoration de la mémoire de Jean Moulin. L'urne contenant ses cendres est transférée au Panthéon. Jean Moulin entre dans la mémoire collective. André Malraux psalmodie une oraison funèbre de grande qualité qui émeut la foule.
De Gaulle avait besoin d’un symbole fort pour incarner la Vème République. Jean Moulin est l’homme idéal. Il devient en effet la figure iconique, martyr et rassembleuse de la Résistance française face à l’occupant nazi et aux collaborateurs. C’est aujourd’hui un des noms les plus utilisés pour nommer les rues et les établissements scolaires français.