Espace Jean Moulin - Artiste
Jean Moulin, homme de l’art (1899-1943)
Un don pour le dessin
Le petit Jean est très précoce en dessin. Vers cinq ou six ans, il a déjà un grand don d'observation et un joli coup de crayon. C'est alors la seule chose qui l'intéresse vraiment. Sa sœur Laure écrit : « Ce n'était que lorsqu'il dessinait librement que Jean s'appliquait vraiment. Il était capable de rester une heure et plus sans bouger, le crayon à la main, griffonnant en marge de ses cahiers ou composant une scène comique.» Tout petit, il a une drôle de façon de croquer un personnage : il commence par les pieds, chaussés de godillots, et monte jusqu'à la tête, toujours expressive. Et ces personnages tiennent remarquablement debout ! Au collège, ses camarades et lui font paraître un petit journal illustré. Il en est bien sûr le dessinateur. C'est ainsi qu'il fait le portrait en pied, légèrement caricaturé, de quelques professeurs.
Premiers dessins publiés dans la presse
À la rentrée des classes, en 1914, il se remet à dessiner en s'inspirant de l'actualité : gosses à la Francisque Poulbot se livrant bataille avec des sabres de bois, bambins souffrant de la faim et du froid à qui l'on distribue une soupe chaude à la maternelle, petits pauvres dont la cheminée est vide à Noël, Poilus dans les tranchées, embusqués poursuivis par la réprobation publique, stratèges en chambre, sans oublier les caricatures de Guillaume II, du Kronprinz, de François-Joseph, de Ferdinand de Bulgarie et d'autres encore.
Certains de ses dessins sont publiés dans des journaux de Paris, dont La Baïonnette et La Guerre Sociale de Gustave Hervé. Le premier est publié dans le n° 17 de La Baïonnette le 28 octobre 1915. Il lui est payé 10 francs. Quelle joie et quelle fierté pour un jeune homme de juste 16 ans ! Il continue longtemps à publier quelques dessins dans la presse satirique sous le pseudonyme de Romanin. En 1917, il prend des cours de dessin par correspondance auprès de "The Press Art School" de Londres. Le 5 octobre 1917, il reçoit le corrigé de ses travaux relatifs à la première leçon.
Affiches
Un concours d'affiches pour le Xème Congrès national des Étudiants est lancé en mai 1921, peut-être sur son initiative, il s'empresse de composer et signer une affiche. Elle représente un héraut d'armes ventripotent, tout de rouge vêtu, monté sur un fringant cheval noir et soufflant dans sa trompette d'où pend un fanion aux armes de Montpellier. En croupe est assise une gente damoiselle à la longue robe bleue et aux yeux noirs fripons. Ce groupe est surmonté du masque de Rabelais, le plus célèbre des écoliers de la faculté de Médecine de Montpellier.
En 1925, c'est à Chambéry, où se tient une grande foire du 26 septembre au 4 octobre, qu'il participe à nouveau à un concours d'affiches. Trois projets sont retenus, mais c'est finalement le projet de Romanin - pseudonyme qu'il vient d'adopter pour clairement séparer sa vie professionnelle et artistique - qui est retenu. Comme dans celle du Congrès des étudiants de Montpellier, son affiche présente un héraut d'armes tout de rouge vêtu, portant ici le fanion de la Savoie, une croix blanche sur fond rouge et lisant une proclamation. Il est monté sur un cheval blanc et, en retrait, se profile, en violet sur fond or, la vieille tour du château surmontée de son échauguette. C’est sa dernière production artistique à Chambéry. Ce projet s'impose durant des années comme l'un des symboles de la ville, comme en témoigne l'affiche de la foire de 1929.
Sa dernière affiche est celle qu'il dessine pour le 150ème anniversaire de la Révolution française à Chartres. Esquissé par l'archiviste en chef du département Maurice Jusselin, le projet est repris par Jean Moulin qui en fixe la composition. À ses moments de loisir, il trace et peint des ornements, cartouches et banderoles pour cette exposition qui sera finalement annulée à cause de la mobilisation.
Journaux satiriques
À partir de 1922, date de son entrée dans la carrière administrative, Jean Moulin signe du pseudonyme de «Romanin», nom d'un château féodal des Alpilles qu'il a souvent fréquenté dans sa jeunesse. S’il propose avec l'aide de son père ses premiers dessins à quelques journaux dès 1915, après quelques publications, ce sont ces journaux qui le sollicitent en lui communiquant régulièrement les thèmes programmés pour leurs numéros futurs.
Dans ses dernières années en Savoie, il atteint en effet une vraie maîtrise dans la caricature et il adopte un style qu'on reconnaît. Ses sujets favoris sont les sports d'hiver qui deviennent à la mode, les salles de jeux des villes d'eaux avec leur « faune » cosmopolite, les cabarets de Montparnasse, les hommes et les événements politiques
Il collabore ainsi régulièrement avec de nombreux journaux : En attendant, Le Journal amusant, Le Rire, Le Carnet de la Semaine, Gringoire, Ric et Rac, etc. Il passe régulièrement et presque toujours en première page, dans Les Carnets de la Semaine. Le Rire, dans sa publicité de l'époque, cite Romanin au nombre de ses meilleurs et plus spirituels dessinateurs.
En Savoie : pseudonyme Romanin
Le 10 mars 1922, il rejoint le cabinet du Préfet de Chambéry. Éloigné pour la première fois de sa famille, et malgré des fonctions nouvelles fort absorbantes, il consacre ses soirées et ses loisirs au dessin. Il continue à collaborer à des journaux de Paris. Il expose quelques œuvres au Salon de la Société des Beaux-Arts de Chambéry en juillet 1922. Il ne se sépare jamais d'un carnet de croquis. Ses œuvres s'inspirent de la vie mondaine d'Aix-les-Bains et des sports d'hiver à Megève. Partout où il est, au café, au restaurant, au marché, au Casino d'Aix, il trace des types et des attitudes pittoresques ou grotesques.
Il fréquente les milieux artistiques et y rencontre Jean Saint-Paul, artiste peintre et fils d'un conseiller de la préfecture, avec lequel il se lie d'amitié. Ils ont presque le même âge. Jean Moulin dit de lui à sa sœur : « Il fait de la peinture moderne et appartient aux groupements d'avant-garde. Je crois qu'il a du talent. Il a d'ailleurs obtenu des succès. Actuellement, il expose avec un groupe de peintres modernes : Maurice Asselin, Othon Friesz, Suzanne Valadon à la Galerie Bernheim à Paris... Il vient d'ailleurs d'achever mon portait. Il est assez réussi». Jean Moulin, par l'une de ses connaissances, lui permet d'avoir un article dans le Monde, journal nouveau en 1944, à propos de cette exposition de ses toiles à la galerie Bernheim. En retour, Jean Saint-Paul lui présente Achille-Émile Othon Friez, artiste natif du Havre. Ce dernier fut le condisciple de Raoul Dufy et de Georges Braque. Il présente aussi Jean Moulin à la peintre Suzanne Valadon, mère de Maurice Utrillo, qui a bien connu Auguste Renoir, Edgar Degas, Henri de Toulouse-Lautrec et qui fréquente la plupart des artistes de l'époque dont Pablo Picasso. C'est ainsi que le jeune artiste fait la connaissance des plus grandes personnalités d'un monde artistique qui le fascine.
C'est à cette époque que Jean Moulin publie une série de dessins-caricatures avec des scènes dont il est le témoin à Aix-les-Bains où, en ces temps, les touristes étrangers fleurissent. Il intitule cette série Aix-les-Bains - Croquis de ville d'eau. Certaines de ses œuvres font parler de lui dans la presse méridionale !
La vie artistique de Montparnasse des années 30
Au début des années 30, ses séjours professionnels à Paris sont nombreux. Il loge dans un hôtel du boulevard Paillasse près de Montparnasse où il fréquente les galeries, les ateliers d'artistes et les artistes eux-mêmes. Il porte un regard amusé sur ce monde qu’il côtoie dans les grands cafés comme le Dôme et la Coupole et qui lui inspire de nombreuses caricatures. Mais il est aussi attiré par d'autres quartiers artistiques comme Montmartre et Pigalle, plutôt misérables à l'époque.
Il réalise à cette époque une série de dessins à l'encre de Chine relevés d'aquarelle, intitulée « À Montparnasse » qu'il expose au Salon des Humoristes de Paris de 1931, et quelques croquis d'études, en particulier pour sa série "À Montparnasse", ainsi que des reprises sur papier calque pour produire plusieurs versions d'un même dessin, certaines publiées dans la presse satirique.
En Bretagne
Jean Moulin quitte Albertville le 26 janvier 1930 pour Châteaulin dans le Finistère. Dans une lettre du 6 mars 1930, il déplore le manque d'activités culturelles : « Châteaulin n'offre pas beaucoup, je dirais même pas du tout, de ressources, aussi je ne sors guère sinon pour aller matin et soir au restaurant où l'on nous sert une tambouille pas très soignée. » Mais il s'adapte peu à peu à la vie bretonne : « Le climat dont on m'avait dit tant de mal, n'est pas désagréable et nous avons eu de bien belles journées au mois de mars. »
Dès mars, il rencontre le poète Saint-Pol Roux, originaire de Marseille : « La semaine dernière, j'ai fait toute la presqu'île de Crozon qui est très belle. J'ai déjeuné à Camaret, grand port langoustier et ancien port de guerre fortifié. L'après-midi, je suis allé voir la pointe des Pois et le poète Saint-Pol Roux (dit le Magnifique...) qui m'a reçu très aimablement. Bien qu'il soit depuis des années retiré sur un rocher de Bretagne, il est originaire de Marseille, et c'est en provençal que notre conversation s'est terminée... ».
Son travail de sous-préfet qu'il accomplit avec rigueur lui laisse tout de même beaucoup de temps pour lire et surtout dessiner. Il prend aussi le temps de fréquenter ses semblables. Il connaît vite, à Quimper, le docteur Augustin Tuset, médecin-chef d'hygiène à la préfecture, Catalan d'origine, graveur et sculpteur de qualité. Par lui, il est introduit dans un groupe d'artistes et d'écrivains qui tenaient des assises amicales dans la capitale bretonne : Giovanni Leonardi, délicat peintre de gouaches et céramiste ; Lionel Floch, peintre et graveur breton ; le poète et dessinateur Max Jacob ; le docteur Destouches-Céline en littérature ; le jeune peintre Nicolas Pesce ; le poète et journaliste Robert-Louis Pillet...
Jean Moulin s'intègre bien et se fond dans ce milieu artistique breton où son talent pictural est apprécié. Lionel Floch lui dira : « j'admire votre facilité ! » et le docteur Tuset lui rapportera qu'à propos de son talent, le mot de "génie" a été prononcé. Influencé par la religiosité bretonne et guidé par son ami céramiste Giovanni Leonardi, il réalise en 1932 une pietà en faïence de Quimper. En libre penseur, et pour garder une distance protocolaire certaine, il se refuse toujours d'assister en tant que sous-préfet aux cérémonies et processions de la région et notamment au "Pardon de Châteaulin". Mais il rapporte du pardon de Notre-Dame de Rumengol et de Sainte-Anne-La-Palud de nombreux croquis, et l'inspiration pour la réalisation de très belles eaux-fortes. Il fait de nouvelles découvertes artistiques, sans doute conseillé au début par son collaborateur Jean-Baptiste Lucas puis par le Docteur Tuset.
En Bretagne, Jean Moulin continue à produire des dessins humoristiques, collabore toujours à plusieurs journaux humoristiques et expose à Paris au Salon des humoristes de 1930. Il rencontre assez vite Max Jacob, chef de file de la poésie moderne auquel la plupart des jeunes écrivains comme Cocteau, Aragon ou Malraux vouent une grande admiration. Selon leur ami commun Roger-Louis Pillet, poète et journaliste, Max Jacob dit de Jean Moulin : « Homme de qualité exceptionnelle ; destin hors série. ». Puis dans une voiture qui le ramenait de Châteaulin à Quimper en compagnie d'Augustin Tuset : « Moulin, spécimen d'humanité hors classe ».
Derniers croquis
A partir de 1938, très pris par ses activités professionnelles, Jean Moulin ne réalise plus d'œuvres complexes, eaux-fortes ou pastels. Mais il a toujours sur lui un carnet à dessins. Le dessin et la lecture, notamment de poésies, sont ses exutoires jusqu'au dernier jour. Entre 1940 et 1943, il croque notamment Marseille, Lisbonne, Lyon... A-t-il dessiné à Londres ? Nous n'en avons pas trace. Son dernier dessin, il le dédie à son bourreau, Klaus Barbie, qui, au cours d'un interrogatoire, voulant obtenir des noms et des adresses, lui tend un crayon et du papier. Jean Moulin fait mine d'acquiescer. Il griffonne un instant et rend le papier à Barbie qui le lui arrache des mains avant d'éclater de fureur en y découvrant sa propre caricature.
En 1942 et 1943 entre couverture et exutoire, l'art contemporain est un sujet de conversation fréquent entre Jean Moulin et son jeune secrétaire Daniel Cordier. Ce sont en effet des conversations propres à tromper, dans les lieux publics, toute oreille indiscrète. C'est ainsi que Jean Moulin initie à l'art contemporain son secrétaire qui devient, après guerre, collectionneur et marchand d'art. Le soir du 27 mai, après avoir présidé à Paris la première réunion du Conseil National de la Résistance, Jean Moulin fixe rendez-vous à son secrétaire Daniel Cordier dans une galerie de l'île de la Cité où il lui fait l'éloge des toiles de Kandinsky. Puis, au dîner, il lui offre un livre de Christian Zervos paru en 1938 : « Histoire de l'art contemporain ». Daniel Cordier a toujours conservé cet ouvrage.
Le galeriste et collectionneur
Depuis sa mise en disponibilité, Jean Moulin est officiellement agriculteur à Saint-Andiol. Dès l'été 1942, il a besoin de justifier de fréquents déplacements dans l'hexagone et cherche à se créer une couverture. Pour cela, il songe à utiliser ses goûts et compétences artistiques en adoptant la profession de marchand de tableaux obligé de traverser la France pour rencontrer des peintres et des collectionneurs, acheter ou vendre des tableaux. C'est ainsi qu'il ouvre, 22 rue de France à Nice, sous son vrai nom, une galerie de tableaux modernes. Il confie la direction de cette galerie à Colette Pons, une jeune femme intelligente et jolie qu'il a rencontrée à Megève fin janvier 1942. Ayant fait de nombreux voyages en compagnie de Jean Moulin, elle parle de lui en ces termes : «C'était un merveilleux professeur. Il ne disait jamais rien qui soit inutile. Il était très gai, très spirituel, très gentiment moqueur ».
Jean Moulin signe une promesse de bail le 12 octobre 1942 et le 16, il sollicite par courrier auprès du préfet des Alpes-Maritimes l'autorisation d'ouvrir une "galerie d'exposition et de vente de peintures, dessins et sculptures modernes…". Il expose dans cette galerie sa propre collection d'œuvres modernes et fait venir quelques toiles de la galerie Pétridès de Paris. Il sollicite également quelques artistes et marchands réfugiés dans la région de Nice ou en Provence. Colette Pons obtient le prêt d'un dessin d'Henri Matisse auquel elle rend visite en compagnie de Jean Moulin début 1943. Ils rencontrent également Pierre Bonnard, artiste qui les passionne tous deux, et dont ils veulent rédiger une biographie. Colette Pons conservera quelques feuillets, premier jet de ce projet d'écriture. Colette Pons évoquera également des rencontres avec Blaise Cendrars, le Dr Long, Gabriel Laurin et Pierre Tal-Coat. Elle racontera également dans quelles circonstances amusantes ils sont allés, fin 1942, à Graveson dans l'atelier d'Auguste Chabaud pour lui acheter quatre tableaux : «Chabaud les avait accrochés sur plusieurs niveaux dans sa grange ; pour les atteindre et les descendre jusque vers nous, il les gaulait avec un grand bâton et beaucoup d'habileté. Jean Moulin était affolé quand il les voyait tomber : il avait très peur que la toile se crève. Nous avons choisi les tableaux, nous sommes repartis à pied, il y avait un mistral épouvantable. Moulin m'a dit de porter les tableaux au-dessus de nos têtes : comme ça disait-il, le vent nous poussera. ».
Le premier vernissage a lieu le 9 février 1943 à 15h. Cette exposition intitulée "Maîtres modernes" réunit des œuvres de Pierre Bonnard, Giorgio De Chirico, Edgard Degas, Raoul Dufy, Othon Friesz, Moïse Kisling, Pierre Laprade, Henri Matisse, Georges Rouault, Gino Severini, Maurice Utrillo et Suzanne Valadon. Des artistes de la Côte d'Azur fréquentent la galerie. Colette Pons évoque les frères Prévert, Jacques et Pierre, Sylvain Vigny, Jean Cassarini, Aimé Maeght, Django Reinhardt…
Vers le 15 avril 1943, pour enrichir le fonds de la galerie et préparer une exposition, Colette Pons rejoint Jean Moulin à Paris. L'exposition Othon Friesz est programmée du 7 au 30 mai 1943.
La dernière exposition est annoncée par voie d'affiche du 3 au 30 juin 1943. Elle présente des œuvres de Renoir, Picasso, Utrillo et Valadon. Malheureusement, elle est interrompue avant son terme : quelques jours après le 21 juin, date de l'arrestation de Jean Moulin à Caluire, Colette Pons reçoit, par un télégramme de Laure Moulin, le code convenu à l'avance : « Vendez comme prévu ».